Les conséquences du conflit russo-ukrainien sur les entreprises françaises
« Renault, Leroy-Merlin, Auchan et d’autres doivent cesser d’être les sponsors de la machine de guerre russe. » Le 23 mars dernier, au cours de son discours par visioconférence devant l’Assemblée nationale, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a mis en cause des groupes français implantés en Russie. Il a enjoint toutes les entreprises françaises à quitter le marché russe.
Depuis l’effondrement de l’URSS, en 1991, la Russie est pleinement entrée dans le jeu économique mondial : elle a multiplié les échanges à l’international pendant que des entreprises étrangères s’implantaient en Russie pour servir le marché russe — Danone a par exemple ouvert un magasin à Moscou dès le mois d’août 1992. Le magazine Forbes a établi un classement des 50 entreprises étrangères qui font le plus gros chiffre d’affaires en Russie. Les secteurs les plus représentés sont la grande distribution, la construction automobile, l’industrie du tabac, les produits électroniques, l’agroalimentaire, et les biens de consommation courante.
La France est très présente en Russie. Trois entreprises françaises figurent dans le haut du classement établi par Forbes (les trois groupes cités par Zelensky), deux autres dans le top 50 — Danone et Sanofi. Par ailleurs, de nombreuses entreprises françaises, dont des grands groupes et des PME, exportent vers la Russie sans forcément disposer d’une forte présence sur place. C’est particulièrement le cas dans l’industrie aéronautique et spatiale (Airbus et de nombreux sous-traitants), les cosmétiques et les parfums (Hermès, Chanel…), et les machines industrielles. En 2019, ces trois secteurs représentaient 65 % des exportations françaises vers la Russie, selon une note de la direction du Trésor. Côté importations, beaucoup de PME s’approvisionnent auprès de la Russie pour leurs matières premières. En 2020, les importations françaises depuis la Russie ont été composées à 77 % d’hydrocarbures et de produits pétroliers raffinés ; à 6 % de métaux.
Les entreprises qui commercent avec la Russie, ou sont implantées en Russie, sont prises depuis un mois dans le tourbillon géopolitique qui a suivi l’invasion de l’Ukraine. La crise les affecte de deux manières. Première manière : les entreprises pâtissent des sanctions décidées par les pays occidentaux. Les Échos et Le Figaro ont consacré deux articles aux PME françaises qui souffrent des conséquences du conflit. On y découvre par exemple le cas de Sénidéco, une PME marseillaise qui exporte des peintures techniques vers la Russie. En raison de l’exclusion des banques russes de la messagerie interbancaire SWIFT, Sénidéco ne peut plus être payée par ses clients russes. Des commandes d’une valeur de 60 000 euros sont bloquées au port de Marseille.
Deuxième manière dont les entreprises étrangères présentes en Russie sont affectées par la crise : tout le monde ou presque leur demande de quitter le marché russe — pour revenir dans leur pays d’origine. Puisqu’elles s’enrichissent en Russie, contribuent au dynamisme de l’économie russe, ces entreprises étrangères apparaissent comme des alliés objectifs du pouvoir russe. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, 400 entreprises ont annoncé la suspension de leurs activités en Russie, voire leur départ du pays. L’université américaine Yale a établi une liste des grands groupes étrangers présents en Russie, et les a classés en cinq catégories, selon la fermeté de leur décision. À une extrémité, la catégorie 1, withdrawal (retrait) : les entreprises qui ont pris les engagements les plus fermes, celles qui ont quitté la Russie. À l’autre extrémité, la catégorie 5, digging in (camper sur ses positions) : les entreprises qui défient les appels à réduire ou arrêter leurs activités en Russie. Les grands groupes français sont plutôt présents dans les catégories 4 et 5 — celles qui indiquent une volonté de prolonger l’activité en Russie. Ils sont d’ailleurs sous le feu des critiques de la presse et des réseaux sociaux, en France, mais aussi au Royaume-Uni, et aux États-Unis.
Pourquoi certaines entreprises choisissent-elles de se retirer de Russie, et d’autres d’y continuer leur activité malgré la guerre, et malgré les sanctions décidées par leurs pays d’origine ? Mettons de côté les raisons morales ou les opinions politiques des dirigeants de ces entreprises, raisons et opinions subjectives, auxquelles nous n’avons pas accès. Des facteurs plus objectifs peuvent être étudiés — comme des facteurs économiques. Selon le poids du marché russe dans leur activité, les entreprises sont logiquement plus ou moins enclines à arrêter leurs opérations en Russie. Prenons deux entreprises du même secteur, qui figurent toutes les deux dans le classement de Forbes : IKEA et Leroy-Merlin. IKEA figure dans la catégorie 2 du classement de Yale (suspension). IKEA a annoncé suspendre ses opérations en Russie. De son côté, Leroy-Merlin figure dans la catégorie 5, celle des entreprises qui restent. L’enseigne de bricolage française a réitéré le 23 mars dernier sa volonté de ne pas fermer ses magasins en Russie. La Russie représente 4 % du chiffre d’affaires mondial d’IKEA, et près de 20 % du chiffre d’affaires de Leroy-Merlin.
Autre facteur économique à avoir en tête : il est plus facile de suspendre vos opérations en Russie si vous vous contentez d’y exporter vos produits ou vos services depuis la France — que si vous y possédez des immeubles, des usines, des entrepôts, et avez investi des milliards pour vous y implanter. D’autant que les entreprises qui arrêtent leurs opérations en Russie et souhaitent vendre leurs actifs, pourraient avoir, selon le Financial Times, des difficultés à trouver des acheteurs. Parce que les acheteurs potentiels de ces actifs sont les oligarques russes que les pays occidentaux visent dans leurs sanctions — sanctions qui empêchent les entreprises occidentales de commercer avec ces oligarques. Et parce qu’avec l’exclusion de certaines banques russes de SWIFT, les entreprises françaises auront des difficultés à rapatrier le fruit de leurs ventes. Autre inquiétude des dirigeants de filiales établies en Russie : que le Kremlin nationalise les entreprises qui suspendent leurs opérations. C’est notamment la raison invoquée par Leroy-Merlin, qui explique qu’une fermeture de ses magasins serait considérée par le pouvoir russe comme une faillite préméditée et illégale, ce qui ouvrirait la voie à une expropriation des actifs de l’entreprise française.
Les entreprises qui rechignent à interrompre leur activité en Russie invoquent également des raisons sociales : la volonté de ne pas abandonner leurs employés russes, qui se retrouveront au chômage si elles abandonnent leurs opérations. Cette raison est particulièrement mise en avant par les entreprises françaises, comme Leroy-Merlin, Auchan, Société Générale. Au total, la France est le premier employeur étranger en Russie, avec 160 000 personnes employées par des entreprises françaises. Plus largement, des entreprises expliquent ne pas vouloir pénaliser le peuple russe pour les actions de leurs dirigeants, et provoquer des pénuries dans le pays. C’est par exemple le cas de Danone, qui a annoncé qu’il continuerait la production de produits essentiels, comme les laits infantiles et les produits laitiers.
Enfin, des groupes comme McDonald’s et Burger King dans la restauration, et Accor et Marriott dans l’hôtellerie, se retrouvent face à une difficulté légale. La BBC explique que ces multinationales se sont développées en Russie grâce à des contrats de franchises à long terme. Elles pourraient être attaquées en justice par les franchisés, si elles décidaient unilatéralement d’arrêter leurs opérations sur le territoire russe.
Les PME françaises mieux armées qu’avant la pandémie
Le Conseil d’analyse économique (CAE) a publié le 22 mars dernier une étude sur l’évolution de la situation financière des PME, TPE, et entreprises individuelles (EI) françaises, entre novembre 2019 et février 2022. Les analystes du CAE n’ont pas travaillé sur des modèles théoriques, mais sur des données réelles : grâce à un accès aux comptes du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, ils ont analysé les comptes bancaires de 70 000 TPE, 25 000 PME, et 20 000 EI.
Quelles sont les conclusions de l’étude ? Au global, les analystes du CAE montrent que la situation financière des TPE-PME françaises est meilleure aujourd’hui qu’en fin d’année 2019. La trésorerie moyenne est meilleure, et les encours nets des entreprises (la différence entre la somme des comptes des entreprises et l’encours de leurs dettes) sont aussi en moyenne supérieurs à leur niveau d’avant-crise.
Cette situation cache toutefois d’importantes disparités, à la fois entre secteurs économiques, et à l’intérieur de chaque secteur. Dans l’hôtellerie-restauration, l’amélioration de la situation financière est globalement très marquée, avec une augmentation des entreprises qui affichent une situation financière « bonne » ou « très bonne », et une diminution des entreprises qui affichent une situation « faible » ou « très faible ». Dans les transports et dans la construction, par exemple, les évolutions sont moins positives et plus contrastées. Le nombre d’entreprises en situation « bonne » ou « très bonne » de trésorerie reste stable, et le nombre d’entreprises en situation « faible » ou « très faible » augmente — les entreprises en situation « très faible » augmentent d’ailleurs assez fortement.