Quand les prix montent, la BCE a honte
La scène se passe en 1964. Dorothy Podber, une artiste américaine, visite l’atelier new-yorkais d’Andy Warhol. Elle demande à celui-ci si elle peut « shoot » ses peintures. Warhol accepte, pensant que Dorothy veut photographier ses œuvres (to shoot en anglais). Là, Podber sort un pistolet de son sac, tient en joue Warhol, puis tire (to shoot aussi, en anglais) sur des portraits accrochés à un mur — des sérigraphies de Marilyn Monroe. Warhol réparera ces œuvres et les appellera The Shot Marylins. Le 9 mai dernier, l’un de ces portraits est devenu l’œuvre d’art du XXe siècle la plus chère jamais vendue lors d’une enchère publique — et la deuxième toutes époques confondues. Prix : 195 millions de dollars.
Autres décors, autres envolées des prix. Dans les supermarchés, dans les magasins, chez les fournisseurs des PME : les prix augmentent partout. L’Insee a publié le 9 mai dernier un point de conjoncture sur l’économie française. L’institut estime que l’inflation a été de 4,8 % en avril, qu’elle sera de 5 % en mai, et de 5,4 % en juin. La France n’avait pas connu de tels niveaux d’augmentation des prix depuis les années 1980. La presse parle souvent des conséquences de l’inflation sur les ménages, et des hausses de prix emblématiques dans les supermarchés (15,3 % d’augmentation du prix des pâtes, 11,3 % du prix des viandes surgelées…). Mais les entreprises, et en particulier les PME, subissent aussi les conséquences de l’inflation.
Les premières entreprises à avoir été touchées par l’inflation sont les entreprises industrielles et les entreprises du bâtiment, dès 2021. Ces secteurs consomment beaucoup d’énergie et de matières premières. Or, la hausse des prix actuelle est causée par une conjonction de facteurs qui ont d’abord fait augmenter les prix de l’énergie et des matières premières. En premier lieu, des mauvaises récoltes dans différentes parties du globe. Ensuite, des difficultés d’approvisionnement liées à la sortie de crise de Covid : l’offre de matières premières, qui avait ralenti pendant le premier semestre de 2020, n’a pas suivi les redémarrages des économies chinoise et américaine. Enfin, la hausse du coût de l’énergie, aggravée par la guerre en Ukraine.
Les hausses des coûts que subissent les entreprises industrielles se répercutent ensuite à d’autres pans de l’économie. Les statistiques de l’Insee montrent que les entreprises industrielles répercutent la hausse de leurs coûts sur leurs prix de vente : les prix de production industriels, c’est-à-dire les prix en sortie d’usine, ont augmenté de 24 % sur un an. Les entreprises qui distribuent les produits sortis des usines, les utilisent pour fabriquer d’autres produits ou pour commercialiser des services, ont déjà commencé à répercuter ces hausses sur leurs propres prix.
Qu’en est-il du côté des services ? Selon l’Insee, les hausses des prix facturés par les entreprises des services sont plus mesurées : +3,5 % sur un an. Mais les entreprises des services subissent elles aussi l’inflation, et pourraient répercuter l’augmentation de leurs coûts sur leurs prix de vente. Le Monde a enquêté auprès de plusieurs PME qui subissent une diminution de leurs marges, et cite le cas d’une entreprise qui exploite des salles de sport, et a vu sa facture d’électricité augmenter de 30 %, et le cas des transporteurs, fortement touchés par la hausse des prix du carburant.
Même les entreprises numériques, qui pourraient sembler préservées, devraient subir les effets de l’inflation. Une part importante des coûts de ces entreprises provient d’abonnements à des services de cloud, comme Amazon Web Services. Or, ces services de cloud fonctionnent grâce à des data centers gourmands en énergie, que les fournisseurs de cloud possèdent, ou qu’ils louent à d’autres entreprises. Equinix, l’un des principaux fournisseurs mondiaux de data centers, a annoncé à ses clients (Amazon, Google, Microsoft…) début janvier qu’il augmenterait ses prix en raison de l’augmentation des coûts de l’énergie. Ces augmentations devraient se répercuter in fine sur les dépenses du consommateur final — l’entreprise numérique. Le 14 mars dernier, sans évoquer l’inflation de l’énergie, Google Cloud annonçait des augmentations de prix sur certaines de ses offres, à partir d’octobre 2022.
Les entreprises ne subissent pas uniquement l’inflation par l’intermédiaire des hausses des prix de leurs fournisseurs. Si le pouvoir d’achat des ménages diminue, les ménages vont faire des arbitrages dans les produits et services qu’ils consomment, et toute entreprise qui commercialise des biens de consommation peut être touchée. Par ailleurs, les salariés des entreprises sont aussi des consommateurs qui subissent les hausses des prix, et pourraient réclamer des hausses de salaires à leurs employeurs — ce qui alimente la hausse généralisée des prix, ou spirale inflationniste.
Rien d’étonnant donc à ce que dans le baromètre trimestriel réalisé par l’institut Rexecode, 39 % des dirigeants de TPE-PME estiment que les « coûts et prix trop élevés » sont un frein à la croissance de leur entreprise. Ce chiffre est en hausse de 7 points depuis le mois de février dernier, et en hausse de 20 points depuis mai 2021. Toujours dans l’étude de Rexecode, 79 % des dirigeants de TPE-PME estiment que la guerre en Ukraine aura un impact négatif sur leur entreprise du fait de la hausse des prix de l’énergie — et 72 % du fait de la hausse de leurs intrants non-énergétiques.
La particularité inquiétante de la situation actuelle est que l’inflation s’accélère dans un contexte de stagnation de l’économie. Selon l’Insee, la croissance française était quasi nulle au premier trimestre (-0,05 %), et serait seulement de 0,25 % au deuxième trimestre. Cette stagnation serait due aux conséquences de la guerre en Ukraine (dont les effets pèsent sur les budgets et la confiance des ménages et des entreprises), et à la persistance de problèmes dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, qui causent des retards de production dans le secteur industriel.
La concomitance de l’inflation et de la stagnation de l’économie est difficile à résoudre. Les économistes ont nommé cette concomitance « stagflation ». L’une des mesures classiques pour réduire l’inflation serait que la Banque centrale européenne (BCE) augmente ses taux d’intérêt. Rappelons que l’objectif principal de la BCE est de maintenir la stabilité des prix. Mais la hausse des taux d’intérêt pourrait aggraver la torpeur de l’activité économique, et provoquer une récession, car la hausse du coût de l’argent ralentirait l’activité des entreprises et des ménages, pour qui les financements bancaires coûteraient plus cher. Néanmoins, le 11 mai dernier, Christine Lagarde, la présidente de la BCE, a annoncé que la BCE augmenterait ses taux en juillet — une première depuis 10 ans.
Les cyberattaques augmentent aussi
Le 11 mai dernier, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ont toutes les deux publié leur rapport d’activité de l’année 2021. Si ces rapports documentent surtout les actions et les mesures mises en place par ces organismes publics, ils recèlent également quelques chiffres intéressants sur le paysage de la cybersécurité en France en 2021.
La CNIL explique ainsi qu’elle a constaté en 2021 un nombre record de notifications de violations de données personnelles. Depuis 2018, les entreprises doivent notifier à la CNIL les violations qui constituent un risque pour la vie privée des personnes concernées par la violation des données. Selon la CNIL, le nombre record de notifications qu’elle a reçues s’explique notamment par une augmentation des attaques par rançongiciel. Une cyberattaque par rançongiciel consiste à infiltrer le système informatique d’une entreprise ou d’une administration, à chiffrer l’ensemble des données qui s’y trouvent, pour ensuite réclamer à la victime le paiement d’une rançon en échange de la clé de déchiffrement. Souvent, les cybercriminels diffusent en ligne les données de l’entreprise.
Les cyberattaques par rançongiciel ont représenté en 2021 43 % de l’ensemble des notifications reçues par la CNIL — contre 20 % en 2020. Le piratage informatique, de façon générale, a représenté 59 % des notifications en 2021, contre 47 % en 2020. Chez les PME, la proportion de violations de données personnelles causées par des cyberattaques est encore plus importante, à 68 %.
De son côté, l’ANSSI note une augmentation modérée des attaques par rançongiciel traitées par ses services : 203 contre 192 en 2020. Ce chiffre reflète cependant uniquement les attaques traitées par l’ANSSI. La société de cybersécurité Sophos a publié un rapport sur l’état de la menace des rançongiciels en 2021 dans le monde, en menant une enquête auprès de directeurs informatiques d’entreprises dites moyennes (de 100 à 5 000 salariés). Sur 200 entreprises interrogées en France, 73 % disaient avoir été touchées par une attaque par rançongiciel en 2021. Le coût moyen pour remédier à l’attaque était de 2 millions de dollars en France, en hausse de 83 % par rapport à 2020.