La « gestion actif-passif » est au cœur de l’activité bancaire
Nous pouvons simplifier le fonctionnement d’une banque ainsi : une banque collecte des dépôts (auprès d’entreprises et de particuliers), et utilise ces dépôts pour prêter de l’argent (à des entreprises et des particuliers). Comment les banques prêtent-elles de l’argent ? En octroyant des crédits et en achetant des obligations.
Une banque gagne donc de l’argent en plaçant l’argent qu’elle collecte. Ce modèle d’affaires porte un risque inhérent de liquidité : la banque place des dépôts à moyen et long terme, mais les clients doivent pouvoir récupérer ces dépôts à court terme — immédiatement s’il s’agit de dépôts à vue, sous 32 jours s’il s’agit de dépôts à terme (en France). La banque doit donc garder suffisamment de liquidités pour répondre aux demandes de retraits de ses clients. C’est ce qu’on appelle dans les banques la « gestion actif-passif », l’actif étant les crédits octroyés aux clients, le passif leurs dépôts.
Pour une banque, tout l’enjeu de la gestion actif-passif est de mesurer le niveau de liquidités qu’elle doit garder. Pour le savoir, les banques construisent des modèles fondés sur les comportements de leurs clients. Elles sont aussi soumises à des règles qui les obligent à garder un certain niveau de liquidité, quel que soit par ailleurs le comportement de leurs clients. En Europe, toutes les banques sont soumises à ces règles, quelle que soit leur taille.
Une banque qui gère mal l’équilibre entre son actif et son passif s’expose à ne plus pouvoir rembourser ses clients, c’est-à-dire à connaître une crise de liquidité, un phénomène qui s’auto-alimente et devient vite dramatique. Dès que les clients d’une banque se rendent compte que celle-ci est fragile et pourrait ne pas avoir suffisamment de liquidités pour rembourser leurs dépôts, ils courent retirer leurs fonds de la banque, ce qui précipite la chute de la banque — on parle en anglais de bank run.
C’est ce qui est arrivé à SVB. SVB était la banque unique ou principale d’un grand nombre d’entreprises technologiques américaines. Pendant la décennie 2010 et jusqu’au début de l’année 2022, les entreprises technologiques ont attiré beaucoup de capital parce que le secteur était en croissance, et qu’avec les taux bas, il figurait parmi les rares investissements qui offraient des rendements intéressants. Les dépôts de SVB ont gonflé. Entre le premier trimestre de 2020 et le premier trimestre de 2022, les dépôts de SVB ont augmenté de 220 % — contre 26 % pour la moyenne des banques américaines. Qu’a fait SVB avec ces dépôts ? Elle a financé des entreprises (un peu), et a acheté des obligations (beaucoup), en particulier des bons du Trésor américain.
Puis, la hausse des taux arrive en 2022. Quand les taux augmentent, la valeur des obligations émises avant la hausse des taux baisse mécaniquement. Imaginez que vous soyez un investisseur au lendemain d’une hausse des taux. Vous avez le choix entre une obligation émise la veille, qui vous rapportera 1 % d’intérêt, et une obligation émise aujourd’hui, qui vous rapportera 1,5 % d’intérêt. Votre choix est rapide. SVB s’est donc retrouvée avec un gros paquet d’obligations dont la valeur de marché était en baisse.
De l’autre côté, la valeur des dépôts qui avaient financé ces obligations n’avait pas changé. D’un point de vue financier, qu’est-ce que cela signifiait ? Cela signifiait que les actifs de SVB ne couvraient plus son passif : si tous les clients de SVB décidaient d’un coup de retirer leur argent au même moment, la banque ne serait pas capable d’honorer ses engagements, parce que la revente de la somme de ses actifs (qui avaient diminué à cause de la hausse des taux) ne rapporterait pas autant que la somme de ses dépôts.
Problème pour SVB : comme la hausse des taux a provoqué une baisse des investissements dans le secteur technologique, les entreprises ont davantage pioché dans leur trésorerie, pour payer leurs fournisseurs et leurs salaires. SVB, très exposée au secteur technologique, s’est retrouvée en difficulté pour répondre aux demandes de retraits de ses clients, et a donc dû vendre une partie des bons du Trésor dans lesquels elle avait investi, et a commencé à enregistrer des pertes. Des clients et des investisseurs ont alors eu peur que SVB perde encore davantage d’argent et ne soit plus capable de rembourser leurs dépôts. L’inquiétude s’est répandue, tout le monde a voulu retirer son argent de SVB, et la banque a fait faillite.
Après la faillite de SVB, d’autres banques régionales américaines ont été touchées, comme First Republic Bank, qui a fait faillite le 1er mai et a été intégralement rachetée par J.P. Morgan. La faillite de SVB a créé une peur chez les déposants américains, qui craignent que les banques régionales ne soient pas suffisamment solides et ne soient pas capables de rembourser leurs dépôts. Ils retirent leurs dépôts pour les placer dans des banques plus grandes, ce qui crée des faillites en cascade.
Pourquoi SVB n’aurait probablement pas fait faillite en Europe
La faillite d’une banque n’a pas que des conséquences néfastes sur ses clients, ses employés ou ses actionnaires. La faillite d’une banque peut bouleverser un système financier dans son ensemble — c’est pour cette raison que les États mettent en place des régulations pour limiter le risque que les banques ne fassent faillite.
Comment la faillite d’une banque peut-elle se propager ? Par l’intermédiaire de deux mécanismes :
- Les prêts interbancaires : pour faire face à leurs besoins quotidiens de liquidités, les banques se prêtent de l’argent à court terme, entre un jour et un an. Si la banque A fait faillite, elle pourrait mettre en difficulté la banque B qui lui a prêté de l’argent — et les difficultés de la banque B toucheront la banque C, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tout le système s’effondre comme un jeu de dominos. Autre conséquence de la faillite d’une banque sur le marché des prêts interbancaires : si les banques n’ont plus confiance dans le système, elles peuvent arrêter de se prêter de l’argent entre elles, ce qui paralyse le système financier, et ralentit l’économie.
- La perte de confiance des clients envers une partie, voire l’ensemble du système bancaire. Comme lors de la crise bancaire américaine de 2023, la perte de confiance peut se traduire par des retraits massifs de fonds des banques petites et moyennes, considérées comme plus fragiles, vers les banques plus importantes.
Pour éviter ces scénarios catastrophe, les États ont mis en place deux types de mécanismes. D’une part, des mécanismes préventifs, pour éviter que les banques ne se comportent d’une manière qui ferait peser un risque sur leur existence. D’autre part, des mécanismes « assurantiels », destinés à garantir les dépôts des clients jusqu’à un seuil donné.
Les mécanismes préventifs : les ratios prudentiels
Les banques sont soumises à toutes sortes de règles pour contrôler leur activité, et leur éviter de prendre des risques qui pourraient leur nuire, et nuire à l’économie. En matière de risque de liquidité, les banques doivent mesurer leur capacité à faire face à des sorties massives des dépôts de leurs clients. En matière de solvabilité, les banques doivent mesurer leur capacité à faire face à des défauts de crédits de leurs clients. Ces capacités sont mesurées grâce à des ratios appelés les « ratios prudentiels ». Les principaux ratios prudentiels sont :
- le Liquidity Coverage Ratio (LCR) : le LCR évalue la capacité d’une banque à faire face à des fuites de liquidités sur une durée de 1 mois ;
- le Net Stable Funding Ratio (NSFR) : le NSFR évalue la capacité d’une banque à faire face à des fuites de liquidités sur une durée de 1 an ;
- le ratio de solvabilité : il s’agit du rapport entre les fonds propres de la banque, et la somme de ses actifs, pondérés en fonction des risques (les actifs plus risqués sont davantage pris en compte que les actifs moins risqués).
Le LCR et le NSFR doivent être supérieurs à 100 %. Voici les LCR et NSFR des principales banques françaises :
Banque française | LCR | Année | NSFR | Année |
Memo Bank | 1734 % | 2022 | 242 % | 2022 |
Crédit Agricole | 167 % | 2022 | 121 % | 2021 |
Crédit Mutuel Alliance Fédérale | 153 % | 2022 | 126 % | 2021 |
Moyenne des six principaux groupes bancaires | 153 % | 2021 | 121 % | 2021 |
La Banque Postale | 147 % | 2022 | 129 % | 2022 |
Société Générale | 145 % | 2022 | 114 % | 2022 |
BPCE | 139 % | 2022 | 116 % | 2021 |
BNP Paribas | 129 % | 2022 | 115 % | 2022 |
Minimum réglementaire | 100 % | — | 100 % | — |
Les mécanismes assurantiels : les fonds de garantie des dépôts
La plupart des États ont mis en place un fonds de garantie des dépôts des clients des banques. Toutes les banques contribuent chaque année à ce fonds, et en cas de faillite d’une banque, le fonds sert à rembourser les clients de la banque, jusqu’à une certaine limite.
Dans les pays de la zone euro, cette limite est fixée à 100 000 euros par client et par banque (tous comptes dans une même banque confondus). Aux États-Unis, la limite est de 250 000 dollars par client et par banque.
Qui surveille les banques et pourquoi la faillite de SVB ne serait pas arrivée en Europe
Pour garantir la stabilité d’un système bancaire, l’efficacité et le sérieux d’un régulateur est encore plus cruciale que l’existence d’un fonds de garantie des dépôts. D’abord pour contrôler avec efficacité les banques, et s’assurer qu’elles respectent bien leurs contraintes en matière de liquidité et de solvabilité. Ensuite, pour réagir efficacement et rapidement en cas de crise.
Aux États-Unis, le régulateur américain est intervenu pour calmer la panique en assurant qu’il garantirait 100 % des dépôts de SVB, bien au-delà donc des 250 000 dollars par client. Souvent, le régulateur agit avec d’autres banques, qui sont prêtes à prendre à leur charge les pertes d’une banque en difficulté pour sauvegarder le système — une crise du système leur faisant perdre beaucoup plus.
Pourquoi dit-on que la faillite de SVB n’aurait probablement pas eu lieu en Europe ? Parce qu’aux États-Unis, seules les banques dont la valeur des actifs dépasse 250 milliards de dollars sont soumises à des règles prudentielles en matière de liquidité. Le seuil était auparavant fixé à 50 milliards de dollars, mais a été modifié en 2018. En Europe, toutes les banques sont soumises à ces règles.